de(s)générations 18

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Vies anonymes

Rédacteurs : Xavier Vert, Jean-Marc Cerino

Sommaire

  • Camille Fallen : Onoma
  • Georges Didi-Huberman : Porter plainte
  • José Emilio Burucúa & Nicolás Kwiatkowski : Ombres et silhouettes dans la représentation du massacre historique
  • Akram Zaatari : Aujourd’hui - Cahier de 16 photogrammes
  • Arlette Farge : Les intensités faibles - Entretien avec Alexandre Costanzo & Philippe Roux
  • Morad Montazami  : Archive figurale : images, dispositifs, communauté
  • Alexandre Costanzo  : Les géographies de l’égalité
  • Simon Guillain d’après Annibale Carracci : Gravures - Diverses figures
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Caractéristiques techniques

Date de publication : mai 2013
Format : 14,8 x 21 cm - 96 pages
ISBN : 978-2-35575-208-7
ISSN : 1778-0845

Edito

En 1646, à Rome, paraît un recueil de gravures d’après un ensemble aujourd’hui égaré de 75 dessins réalisés par Annibale Carracci, dans la pénultième décennie du xvie siècle. Connu sous le nom de Arti di Bologna, ou Les cris de Bologne, l’album réunit Diverses figures – tel en fut d’abord le titre – dont le dessein n’est que secondairement, mais certes logiquement, de dresser l’inventaire des petits métiers de la ville de Bologne. Diverses et anonymes, ces figures le sont avant tout en ce qu’elles représentent, un à un, ceux qui seulement vont, littéralement, per vie, à travers rues. Figures ou portraits en pieds, on ne peut le dire plus à propos, à quoi cependant aucun de ces portefaix et vendeurs ambulants du xvie siècle n’eût songé prétendre. Telle serait la fonction première et inédite de l’album de Carrache gravé par Simon Guillain, son arkhé, sa force de consignation : rassembler et mettre en réserve de figures une mémoire des corps en leurs façons d’être, de se tenir, d’aller, de porter et de transporter, une mémoire à l’ordinaire des rues et des places. À la faveur de cette série de portraits singuliers, l’image des anonymes, que l’on dirait aujourd’hui subalternes, prend la forme systématique – au sens de l’extériorité comme à celui de la répétition – d’une archive visuelle. Telle serait l’invention d’Annibale Carracci, ce qu’il convient peut-être mieux de nommer un style, un style anthropologique, apte à saisir la physionomie furtive des vies sans nom. Ce style, dont le ramoneur est sans doute le plus bel exemple, n’invite à parcourir un lieu commun sociologique (celui des rues et des places) qu’à la condition de produire un double écart avec, d’une part, le style poétique élevé, adapté aux sujets héroïques et grandioses, et, d’autre part, le style bas, propre aux choses viles et comiques. Tel serait finalement le legs d’Annibale, avoir ménagé un espace intermédiaire de comparution et de visibilité, correspondant en effet au genre moyen dédié à la représentation de l’homme tel qu’en lui-même, et l’avoir littéralement peuplé.
C’est en reproduisant quelques-unes des Diverses figures de l’album de Bologne que nous avons souhaité ouvrir ce nouveau numéro de De(s)générations, troisième volet d’une réflexion engagée par « Figure, figurants » (n° 09), poursuivie dans « L’exception commune » (n° 13). Ce dernier opus s’intéresse plus particulièrement aux traits dont l’image et l’art d’aujourd’hui dotent la vie anonyme. Sans pour autant cesser d’user de l’artifice et de la fiction, l’art fonderait en nécessité un régime de l’image – une politique de l’image – susceptible de retenir sinon de préserver l’immanence et l’appel contenus dans les vies sans renommée, la silhouette ou la figure dans laquelle elles viennent à être couchées. Ce dont témoigne ici le cahier de photogrammes extraits du film Aujourd’hui d’Akram Zaatari. Des anonymes du métro new-yorkais photographiés par Walker Evans aux gens ordinaires filmés par Wang Bing, des figurants de Mohsen Makhmalbaf aux porteuses d’eau d’Akram Zaatari, se perçoit un double mouvement, poétique et critique, qui n’est autre, nous a-t-il semblé, que le travail conjoint de l’image – autrement illisible – et de l’histoire, autrement invisible.
Mieux qu’aucune autre expérience d’image, la photographie forme un précipité au contact des individus ordinaires et du monde anonyme ; si bien peut-être qu’en ce précipité, la vie se dépose sous sa forme singulière : il y a. Pure contingence de « ça a été », selon la célèbre formule de Roland Barthes, mais en deçà, mais d’abord, pure immanence d’il y a. Ce sont là deux niveaux de relève du sensible et partant deux registres politiques de l’image, celui de la vie impersonnelle et celui de l’être-tel. Car le plan de l’immanence photographique n’atteste que de lui-même, tandis que le réel passé contenu dans « ça a été » se charge d’exprimer l’être, à la hauteur duquel il se situe. Au point que Barthes voyait dans la photographie, qu’il s’agisse d’objets ou de corps, un art de la « Personne », un art du « quant-à-soi » dit-il aussi, c’est-à-dire, fondamentalement, un art du portrait. Mais voilà que la souveraineté du portrait se brise dans le ressac photographique et que vient flotter à la surface de l’image la clameur ordinaire d’une vie. C’est ainsi que depuis l’aube photographique surgit et persiste l’image de la petite pêcheuse de New Haven par Hill, et qu’il faut comprendre que Walter Benjamin la distingue absolument du portrait : « quelques études de Hill […] nous font […] pénétrer au cœur de la nouvelle technique : des images de personnes anonymes, pas des portraits ». Il y a là quelque chose de « neuf et de singulier » appuie Benjamin, « quelque chose qu’il est impossible de réduire au silence et qui réclame impérieusement le nom de celle qui a vécu là, qui est encore réelle sur ce cliché et ne passera jamais entièrement dans l’“art” ».  C’est à ce quelque chose que l’on voudrait se fier, peut-être encore l’aura passée sous la forme impersonnelle d’« il y a », mêlée au « bruissement anonyme » qu’il y a fait entendre, comme le dit magnifiquement Emmanuel Levinas. Ce quelque chose de singulier qui s’énonce à travers la non-personne grammaticale et qu’il faut bien prendre garde de confondre avec l’essence du portrait, avec la personne-pour-le-portrait. Ce quelque chose enfin qui ne passera jamais totalement dans l’art mais dont l’art serait paradoxalement dépositaire.

Xavier Vert, Jean-Marc Cerino

DES-18

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Ont participé à De(s)générations n°18

José Emilio Burucúa, Alexandre Costanzo, Georges Didi-Huberman, Camille Fallen, Arlette Farge, Nicolás Kwiatkowski, Morad Montazami, Akram Zaatari