de(s)générations 32

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Chronique d'une épidémie politique



Rédacteurs : Jean-Marc Cerino et Philippe Roux   


Sommaire

  • Philippe Roux : Rencontre fortuite d’un pangolin et d’une chauve-souris dans un pays dit « communiste » mais plus surement ultra capitaliste
  • Michel Deguy : Coronation
  • Lucien Sève : Sauver le genre humain, pas seulement la planète
  • Jean-Luc Nancy : Communovirus
  • Alain Badiou : Le capitalisme, seul responsable de l’exploitation destructrice de la nature
  • Jérôme Baschet : Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19
  • Ludivine Bantigny : Entre les deux il n’y a rien? Jeter des ponts concrets entre aujourd’hui et demain
  • Collectif critique : Vers un monde solidaire
  • Frédéric Lordon : Problèmes de la transition
  • Nathalie Quintane : « Madame, c’est quand qu’on va profiter de la vie ? »
  • Jean-Luc Nancy : Toujours trop humain
  • Luce Faber : La foi en l’impossible : écrire une nouvelle déclaration des droits à la grâce au confinement

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Caractéristiques techniques

Date de publication : septembre 2020
Format : 14,8 x 21 cm - 112 pages
ISBN : 978-2-9570700-1-5
ISSN : 1778-0845

Édito

Nous vous proposons un numéro un peu décalé par rapport à ce que nous faisons habituellement : la reprise d’un certain nombre de textes parmi tout ceux qui ont été écrits de mars à juin 2020, durant la première partie de cette séquence historique que nous traversons. Le choix du rebond a prévalu, par la sélection de textes d’auteurs ayant déjà été ou devant être publiés dans la revue. Ce numéro est sans images, non pas parce que nous les pensons trop faibles pour être à la hauteur des textes, mais bien au contraire parce que nous en connaissons la puissance imaginante, et qu’il nous semble trop tôt ici pour prendre le risque qu’elles fassent visée sur cet inconnu qui vient et sa diversité de possibles.

Si le confinement a été, par l’écartement des êtres, un moment d’apparente panne du politique, il n’en reste pas moins que des questions simples mais profondes fusent. De quelle nature sont dorénavant nos corps ? La notion de « normalité », comme lorsque certains évoquent « un retour à la normale », a-t-elle encore un sens ? Que sera demain ? Dans quel monde vivrons-nous ? Il ne s’agit en rien de se les poser de manière anxiogène mais bien au contraire avec joie.

La totalité et la diversité des horizons possibles deviennent vertigineuses et opaques dans un même mouvement. Un horizon total, à 360°, dans tous les sens, comme pour l’astronaute flottant dans l’espace de Gravity s’ouvre. Un horizon sans horizon par lequel nous serions comme suspendus dans l’abîme où tout sol s’est dérobé, où c’est l’hébétude, voire l’effroi, qui dans un premier temps submerge.
Mais l’abîme et l’effroi sont au final réconfortants et joyeux par rapport à un état d’être au monde bien plus inquiétant, voire dangereux : celui d’une totale insensibilité et particulièrement à toute détresse, de l’absence d’écoute, et plus particulièrement de la plainte silencieuse et lancinante du vivant. Un monde où l’obscur, le non-déterminé, l’incertain, seraient repoussés par un jour technologique infini avec une lumière de plus en plus high-tech éclairant tout et ne produisant aucune ombre.
La pandémie mondiale a déchiré ce voile que l’on avait déposé sur l’inconnu ; cet inconnu qui caractérise le réel.

"On fait semblant d’avoir oublié qu’à côté des grandes conquêtes scientifiques et technologiques, fléaux, désastres et calamités ont souvent été les plus importants facteurs de basculement des mondes. Dans ce sens, il faut reconnaître qu’une part fondamentale de l’histoire humaine échappe à la volonté humaine. Le Covid-19 nous oblige à accepter qu’il y a non seulement une part aléatoire de l’histoire, mais aussi une part d’inattendu et d’imprévu que la conscience moderne a du mal à admettre".

Cette réflexion du philosophe et politologue Achille Mbembe fait écho à quelques lignes écrites il y a presque un siècle par Robert Musil :

"Pour des raisons suffisamment évidentes, chaque génération traite la vie qu’elle trouve à son arrivée dans le monde comme une donnée définitive, hors les quelques détails à la transformation desquels elle est intéressée. C’est une conception avantageuse, mais fausse. À tout instant, le monde pourrait être transformé dans toutes les directions, ou du moins dans n’importe laquelle ; il a ça, pour ainsi dire, dans le sang. C’est pourquoi il serait original d’essayer de se comporter non pas comme un homme défini dans un monde défini où il n’y a plus, pourrait-on dire, qu’un ou deux boutons à déplacer (ce qu’on appelle l’évolution), mais, dès le commencement, comme un homme né pour le changement dans un monde créé pour changer".

Dans le numéro 27 de février 2017 de notre revue, il était question d’avoir le courage d’affronter l’obscur, l’obscur d’un horizon qui s’ouvre au-delà de tout horizon, de tout but ou objectif clairement défini, être dans la disponibilité face à cet horizon sans horizon.
Mais au final, il s’agirait peut-être moins d’un obscur que la possibilité d’un noir total et d’une lumière blanche tenus en même temps, ou plutôt de quelque chose qui donnerait ces mêmes impressions conjointement. Ce qui s’en rapprocherait le plus, et sans que ce ne soit vraiment cela, ce sont ces moments d’extrême brouillard en plein jour. La lumière est là et pourtant on n’y voit rien, ou très peu, la luminosité faisant elle-même écran. Tout conducteur, rentrant dans une épaisse couche de brouillard, a vécu cela en allumant les phares de sa voiture. « On n’y voit encore moins ! » Et c’est en prenant le risque d’éteindre les phares, mais aussi de réduire la vitesse, que la possibilité de poursuivre la route semble alors encore possible.

Si chacun se retrouve seul dans ce nouvel espace inconnu, en l’abordant à son propre rythme – entre celui qui y entre presque avec béatitude et qui, après quelques pas, se retrouve hésitant, ou celui qui y avance avec inquiétude, mais dont le rythme timide mais régulier lui permet de dépasser le premier… – ne faut-il pas imaginer pouvoir tendre des cordages entre les uns et les autres afin que chacun puisse s’entraider. Les cordages n’étant en rien similaires aux chaines qui retiennent au port, mais par leur souplesse, ils peuvent être sans poids lorsque tout va bien et se tendre de l’un vers les autres lorsque cet un est en difficulté. C’est ce type de solidarité qu’il nous faut penser et même construire nouvellement dans ce temps qui nous est compté.

Déjà à son époque, Walter Benjamin voyait le monde moderne comme un train lancé à toute vitesse. Dans l’une de ses courtes notes reprise dans Sur le concept d’histoire, il écrit :

"Marx dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire. Mais peut-être en va-t-il tout autrement. Peut-être les révolutions sont-elles le geste de l’espèce humaine voyageant dans ce train pour saisir le signal d’alarme."

Depuis, le monde est passé en hyperaccélération et nous avec lui. Le grand ralentissement général dû à la pandémie de Covid-19 doit être une des leçons de cette séquence, ne serait-ce que pour la manière dont elle nous a mis en écoute. Pour le dire avec Marie-José Mondzain, il nous faudrait penser un basculement, une inversion : l’accélération du côté du virus et la décélération de notre côté.

"Le temps de réfléchir patiemment est là pour nous préparer à inventer un autre monde à la sortie de ce sale et terrible moment. Le grand ralentissement nous permet de changer notre regard sur le monde et de nous mettre à l’écoute des bruits et des voix que nous n’entendions pas.
[…]
Le grand ralentissement est une activité nouvelle qui nous oblige à reconsidérer les relations de notre corps aux corps des autres, de notre pensée à celle des autres…"

Comme de notre corps à lui-même et de notre pensée à elle-même.

Le ralentissement c’est aussi celui de l’économie, de la productivité et du travail tel qu’il est entendu dans ce monde. Si, comme l’affirme David Graeber, le temps n'est plus la grille permettant de mesurer le travail mais que le travail lui-même est devenu la mesure, cette séquence peut-être une chance pour réévaluer les choses et proposer de nouveaux possibles.

La nature quant à elle semble ne jamais s’être aussi bien portée depuis ces dix ou vingt dernières années. Même si, à son échelle, cela n’est presque rien, c’est néanmoins mieux que rien, donc déjà quelque chose : le signe que le ralentissement a des répercussions, et pour certaines d’entre elles immédiates. Les chants des oiseaux redeviennent audibles, même et surtout en ville ou dans sa proximité. Dès le 11 mars des cartographies produites à partir des données satellitaires montraient que les concentrations en dioxyde d'azote au-dessus de la Chine étaient en très nette diminution, il en sera de même quelques semaines plus tard au-dessus de l’Europe.

Que cette pandémie mondiale et le prix de cette assignation à domicile, de ce long dimanche au-delà de tout dimanche puisse nous réveiller bien plus radicalement que toutes les actions menées pour nous inciter à un changement de vie, et donc de monde, plus en accord avec notre environnement, avec l’être-ensemble, comme avec nous-mêmes et en chacun d’entre nous, c’est bien ce que d’aucuns espèrent, attendent, même si la reconduction du même, et que rien ne change, voire que tout empire restent également des hypothèses fortes.
Il est effectivement à parier que cela ne sera pas suffisant et que les fausses puissances dans lesquelles notre monde finissant se drape ne fassent qu’augmenter, comme dans un dernier soubresaut. Reste alors à nous mettre encore plus urgemment et solidairement au travail. Car à la lumière des fins de mondes qui ont précédé, ces derniers atermoiements peuvent encore prendre des années, voire des décennies et même quelques siècles. Or, au-delà du fait que nous ne souhaitons plus attendre, nous n’avons tout simplement ni le temps, ni le loisir de le faire.

Trois moments, trois séquences récentes viennent de se succéder : celle de la modernité animée par la notion de progrès – « un monde meilleur ici-bas est à venir », et il faut insister autant sur le ici-bas que sur le à venir ; celle de la postmodernité et son présent perpétuel ; et enfin, cette nouvelle séquence qui s’ouvre ou revient en boucle : « un monde pire arrive ». Trois séquences qui seraient aussi trois mouvements, comme on parlerait des capacités d’un corps à se mouvoir : avancer sans se retourner ; un sur place, qui serait tout aussi bien faire du sur place qu’être sur place ; et enfin avancer en reculant qui serait la nouvelle possibilité de cette séquence en cours. Avancer en reculant fait penser à ce jeu d’équipe – somme toute étrange quand on se réfère au football – qu’est le rugby avec cette obligation de passer le ballon en arrière pour progresser. C’est par exemple de penser, avec Ailton Krenak, en quoi l’héritage des peuples autochtones d’Amérique du Sud – qui ont déjà connu une fin d’un monde – pourrait apporter un regard aussi bien ancien que neuf pour se préparer à suivre à nouveau le mouvement général des choses. À co-construire des possibles face à l’inconnu qui s’ouvre et à imaginer des bifurcations radicales, comme celle que prend parfois un filet d’eau en suivant la pente qui certes le contraint mais le porte tout autant.

Jean-Marc Cerino

DES-32

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Alain Badiou, Ludivine Bantigny, Jérôme Baschet, Collectif critique, Michel Deguy, Luce Faber, Frédéric Lordon, Jean-Luc Nancy, Nathalie Quintane, Lucien Sève.